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14 février 2018 | Turquie

L’armée turque réalise un vrai djihad en Syrie (analyse kurde).

Kendal Nezan, Président de l’Institut kurde de Paris :

« Si les Occidentaux l’y autorisent, Erdogan promet de se lancer dans la conquête du Kurdistan syrien, dans un climat d’hystérie nationaliste. Ce qui n’augure rien d’autre que le retour en force de Daech et une déstabilisation plus grande encore de la région.

L’opinion publique occidentale semble l’ignorer mais l’invasion turque du canton kurde syrien d’Afrin est qualifiée de «jihad» ou guerre sainte par la Diyanet, la plus haute autorité religieuse du pays, à la demande sans doute du président turc lui-même.

La fatwa est serinée dans les 90 000 mosquées sunnites du pays où imams et prédicateurs, tous salariés d’un Etat supposé laïc, sont tenus de prier matin et soir avec leurs ouailles pour la victoire de l’armée de conquête turque et de leurs supplétifs syriens jihadistes.

Mimant le cérémonial guerrier des sultans, Recep Tayyip Erdogan a fait accompagner son corps expéditionnaire des tambours de la fanfare militaire ottomane Mehter revêtue des costumes d’époque. Le cérémonial, retransmis par toutes les chaînes de télévision, est supposé rappeler aux Turcs leur passé glorieux et inscrire Erdogan dans cette lignée des grands conquérants. Voilà donc, après Selim le Cruel, conquérant de Syrie et d’Egypte et Soliman le Magnifique, dont les troupes avancèrent jusqu’aux portes de Vienne, Erdogan le Petit, postulant au titre de conquérant du petit canton kurde d’Afrin.

Après la faillite de sa stratégie d’installer à Damas un régime islamiste pro-turc et les défaites récurrentes de ses protégés salafistes et jihadistes, Erdogan aura donc enfin trouvé une cible à sa mesure. Après la campagne d’Afrin et à sa suite, si son Dieu lui accorde la victoire et si Américains et Russes l’y autorisent, il promet de se lancer dans la conquête de tout le Kurdistan syrien.

Ce plan, débattu depuis des semaines dans les médias turcs, est présenté comme un «combat national» contre une «menace existentielle» que constituerait l’émergence d’une région autonome ou fédérée kurde en Syrie.

A l’en croire, les trois cantons kurdes qui se sont autonomisés au cours de la guerre civile syrienne menaceraient donc la bien fragile République turque, qui va bientôt fêter son centenaire et qui entretient la deuxième armée de l’OTAN.

En fait, plus que l’hypothétique menace militaire, inexistante, c’est l’émergence d’une région autonome kurde qui inquiète Ankara car elle pourrait encourager les 18 à 20 millions de Kurdes de Turquie, actuellement persécutés et marginalisés, à revendiquer un statut similaire.

La seule manière que le pouvoir turc a trouvée pour écarter cette menace est d’envahir d’abord le maillon faible d’Afrin, avec la complicité de Moscou, de Damas et de Téhéran, puis le restant du Kurdistan syrien jusqu’à la frontière irakienne. Pour «sécuriser sa frontière», la Turquie y installerait une zone tampon d’une profondeur de 30 km et y implanterait «les véritables propriétaires de ces terres» à savoir les réfugiés arabes syriens qu’elle accueille actuellement sur son sol en faisant fuir par diverses mesures de terreur les populations kurdes locales. En créant tout au long de sa frontière une «ceinture arabe» coupant les Kurdes de Turquie de ceux de la Syrie. Ankara réaliserait ainsi le vieux projet du Baath syrien lancé dans les années 60 et resté inachevé.

Cela ne peut que combler le régime syrien et son protecteur iranien qui considèrent les combattants kurdes syriens comme des traitres car alliés à la coalition internationale contre Daech.

L’armée turque prépare déjà les plans de la conquête de la ville d’Afrin. Ses forces spéciales, qui se sont tristement illustrées dans la guérilla urbaine dans les villes du Kurdistan de Turquie et en ont réduit en ruines une quinzaine, y compris la cité médiévale de Diyarbekir, sont mobilisées pour la bataille à venir d’Afrin. Les drones turcs ont déjà photographié la ville rue par rue. L’état-major fait savoir qu’il établira un «couloir humanitaire» pour permettre l’évacuation de la population civile avant les bombardements de la ville et les combats de rue.

Les troupes turques et leurs mercenaires syriens sont idéologiquement préparés à ce jihad. Ils bombardent et attaquent les villages kurdes aux cris «Allahou Akbar ! Sus aux porcs athéistes» (kurdes). Les images du martyre de Barîn Kobané, la combattante kurde mutilée par un groupe de jihadistes pro-turcs diffusées par l’Observatoire syrien des droits de l’homme, donne la mesure de cette haine anti-kurde. Une haine attisée en Turquie même par le parti d’extrême droite MHP, allié d‘Erdogan, dont le chef Devlet Bahçeli promet d’envoyer 100 000 Loups Gris (Bozkurt), ces miliciens fascisants turcs de triste mémoire dont l’un, Mehmet Ali Agca, a attenté contre la vie du pape Jean-Paul II. Chauffés à blanc par les médias au service du pouvoir, les Turcs sont tenus à faire bloc derrière Erdogan, dans «ce combat national» sous peine d’être punis comme traîtres. Le principal parti d’opposition, CHP, qui tout en soutenant l’armée turque «héroïque» critique l’utilisation de «bandes terroristes et jihadistes syriennes» est qualifié par Erdogan de «principal parti de trahison». L’Union des barreaux de Turquie et l’Union des chambres de médecins de Turquie, qui émettent des réserves sur le bien fondé de cette guerre, sont sommées par le président turc à retirer les noms «Turquie», «Turc» de leur appellation car elles n’en sont pas dignes.

Ce climat d’hystérie nationaliste anti-kurde, anti-américaine, anti-européenne, antisémite, est lourd de menaces pour le peuple kurde, pour la stabilité régionale mais aussi pour la sécurité européenne. Le risque de pogroms anti-kurdes en Turquie et des affrontements turco-kurdes en Europe est réel et celui d’une confrontation militaire turco-américaine ne peut être écarté.

La défaite de la résistance kurde ne tarderait pas à favoriser le retour de Daech et d’autres mouvements jihadistes. Et un président turc conquérant d’Afrin sera de plus en plus arrogant, incontrôlable et dangereux pour ses voisins et pour l’Europe. Il disposera de deux armes de dissuasion massive vis-à-vis des Occidentaux : l’envoi vers l’Europe de nouvelles vagues de migrants et la manipulation par les services turcs de diverses factions jihadistes allant de l’ex-Front al-Nosra aux éléments recyclés de Daech et aux terroristes ouïgours pour commettre des attentats contre les pays hostiles à son régime.

La défense d’Afrin n’est donc pas qu’une question humanitaire ou une obligation morale envers les alliés kurdes dans la guerre contre Daech. C’est aussi et surtout une urgence politique pour empêcher une plus grande déstabilisation régionale, pour prévenir le retour en force de Daech et pour mieux assurer la sécurité des citoyens européens.

Il est grand temps de sortir des discours tièdes et ambigus, d’adopter au niveau européen une position commune et ferme exigeant le retrait sans délai des troupes turques d’invasion. Il est incompréhensible et immoral que le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a été saisi d’urgence pour l’installation de quelques portiques métalliques sur l’esplanade des mosquées, ne soit pas saisi et n’adopte pas une résolution sur une invasion militaire violant ouvertement le droit international, visant une population innocente et menaçant gravement la stabilité régionale.

La France, qui a souvent eu le courage de dire le droit, s’honorerait de prendre l’initiative de mobiliser ses partenaires en Europe et à l’ONU pour arrêter l’agression turque en cours.